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Interview réalisée par  Fulbert YAO.

Professeur Inza Koné est primatologue et Directeur Général du Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire (CSRS) installé en Côte d’Ivoire depuis 1951, Président de la Société Africaine de Primatologie et Vice-président de la Section Afrique du Groupe des Spécialistes des Primates au niveau de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN).  Depuis des années, il se bat pour la survie des primates, aujourd’hui gravement menacés. Dans cette interview à lexpressionci.com, il fait l’état des lieux et tire la sonnette d’alarme et éveille les consciences sur l’apport des primates dans l’écosystème.

LEXPRESSIONCI.COM: Bonjour Professeur. Dites nous en quoi consiste votre métier de primatologue ? 

PROF. KONE : Le primatologue est un scientifique dont le travail consiste en l’étude ou la conservation des primates non humains en milieu naturel ou en captivité parce qu’il faut savoir que l’Homme est un primate. L’étude des primates non humains concerne plusieurs spécialités dont la biologie animale (diverses études des organismes animaux), la physiologie (étude du fonctionnement des organes et des organismes), l’écologie (étude des relations entre les organismes et leur milieu de vie), l’éthologie (étude du comportement des organismes), l’anthropologie ou la bio-anthropologie (étude de l’évolution des primates et des relations entre humains et primates non humains), la socio-biologie (étude du fonctionnement des sociétés animales)…Pour ma part, je suis spécialisé en biologie de la conservation, discipline à l’interface de la plupart des disciplines citées plus haut. Toutes ces disciplines concourent à démontrer que les primates non humains sont nos cousins génétiquement parlant, que tous les comportements dits humains tirent leur racine du monde « animal » et que les enjeux de la conservation des primates non humains sont d’ordre scientifique, culturel et économiques, mais aussi et surtout, d’ordre éthique.

LEXPRESSIONCI.COM : Trouve t-on encore des espèces de primates en Côte d’Ivoire ? Si oui, quelles sont ces espèces et dans quelle(s) partie(s) du pays sont-elles?

PROF. KONE: Avec 22 espèces de primates non humains, la Côte d’Ivoire est le deuxième pays avec le plus grand nombre d’espèces en Afrique de l’Ouest après le Nigeria. On trouve encore des primates non humains dans toutes les régions du pays, mais pas toutes les espèces. Certaines espèces sont des espèces de savane et d’autres sont des espèces de forêts. Et dans chacun de ces types d’espèces, il y a des espèces très rares et des espèces relativement abondantes. Le triste constat est que les espèces très rares n’existent pratiquement plus dans leur aire de distribution historique du fait de la perte des habitats et du braconnage. C’est le cas des chimpanzés dont la Côte d’Ivoire a perdu plus de 90% de la population au cours des 30 dernières années. Au total, 68% des espèces de primates que l’on trouve en Côte d’Ivoire sont menacées d’extinction. Quant aux espèces relativement abondantes comme les mones, leur nombre a fortement diminué et il n’y en a même plus dans certains villages ou certaines forêts. Certaines aires forêts sont tout de même source de satisfaction. C’est le cas du Parc national de Taï où l’on trouve toutes les 13 espèces de primates du sud-ouest de la Côte d’Ivoire, du Parc national du Banco qui malgré sa localisation en pleine agglomération abidjanaise abrite encore une colonie de chimpanzés et plusieurs groupes de mones de Lowe. Dans le domaine rural, des forêts sacrées abritent des colonies de singes dans l’ouest, le centre et le Nord-est du pays et la Forêt des Marais Tanoé-Ehy, dans le sud-est de la Côte d’Ivoire est aujourd’hui considéré comme un site hautement prioritaire pour la conservation des primates en Afrique de l’Ouest. Cette forêt est caractérisée par la présence d’un grand nombre d’espèces de primates, soit neuf au total et surtout par le fait que la plupart de ces primates font partie des espèces les plus menacées d’extinction en Afrique de l’Ouest. Cette forêt est le dernier refuge pour le colobe bai de Miss Waldron qui n’a pas été observé par des scientifiques depuis 1978. Nous sommes entrain d’intensifier les efforts pour redécouvrir ce singe. Dans le cas contraire, il sera déclaré disparu de la surface de la terre.

LEXPRESSIONCI.COM:- Qu’est ce qui explique cette diminution des populations de singes ?

PROF. KONE: Comme je le disais plus haut, les principales causes directes sont la perte des habitats et le braconnage. La perte des habitats est provoquée par les expansions agricoles, l’urbanisation, les infrastructures. Toutes ces activités sont extrêmement importantes, mais elles peuvent et doivent se faire en tenant compte de plus en plus des exigences environnementales qui deviennent la norme dans la planification du développement. Depuis 1960, la Côte d’Ivoire a perdu plus de 70% de son couvert forestier et la tendance ne s’est jamais inversée. Il est temps que les choses changent et cela implique une prise de conscience généralisée. Quant au braconnage, il est très répandu dans toutes les régions du pays pour des raisons économiques et culturelles. La chasse est interdite en Côte d’Ivoire depuis 1974, mais le commerce de viande de gibier est l’un des plus lucratifs alors qu’il se passe essentiellement dans l’informel. Des études sont en cours, soit à l’initiative des ministères compétents, soit à l’initiative d’ONG ou de centres de recherche pour assurer la réglementation et la durabilité de cette pratique et pour préserver la santé des consommateurs. Il faut savoir que la déforestation et le braconnage sont à l’origine de la plupart des pandémies que l’humanité connaît, y compris la COVID-19 ou encore le SIDA.

LEXPRESSIONCI.COM: Quel est l’apport des primates dans l’écosystème ivoirien ?

PROF. KONE : Les primates sont indispensables à la bonne santé des écosystèmes dans lesquels ils se trouvent. En effet, ils jouent un rôle important pour la régénération des forêts à travers le phénomène de dispersion des graines. Lorsqu’ils consomment les fruits d’un arbre, ils le transportent généralement loin de cet arbre et les graines qu’ils laissent tomber loin de l’arbre parent ont plus de gens de germer et se développer en d’autres arbres par rapport aux graines qui tombent au pied de l’arbre parent. En outre, le passage des graines dans le tube digestif des primates non humains confère à ces graines un plus grand pouvoir de germination. De nombreuses études démontrent qu’en l’absence des primates non humains, aucune autre espèce animale ne peut jouer ce rôle pour plusieurs espèces de plantes importantes dans les écosystèmes forestiers. Les forêts sans primates sont ainsi plus vulnérables que les forêts avec plusieurs espèces de primates.

LEXPRESSIONCI.COM : Depuis la création de la Société africaine de primatologie en 2017 en Côte d’Ivoire, quelles sont les résultats de votre stratégie de protection ?  

PROF. KONE : La Société Africaine de Primatologie vise avant tout à susciter la création d’une masse critique de primatologues africains jouant un rôle de premier plan dans les projets de recherche ou de conservation des primates et dans les fora. Notre stratégie en la matière a consisté à stimuler des vocations et offrir aux primatologues africains des opportunités pour s’exprimer, se former et devenir compétitifs. Mais effectivement, nous savons que cela requiert du temps, même si nous sommes plutôt satisfaits de l’engouement suscité dans toute l’Afrique et parmi nos partenaires, notamment les instances internationales dans les domaines de la primatologie.

Un autre axe d’action a donc été de stimuler, coordonner et soutenir des actions structurantes et conjoncturelles à impact sur la conservation des primates. Ainsi, nous avons contribué à élaborer des plans d’actions pour des groupes d’espèces comme c’est le cas des colobes rouges ou des mangabeys, des plans d’actions régionaux pour des espèces comme c’est le cas du plan d’actions pour la conservation du chimpanzé en Afrique de l’Ouest ou des plans d’actions nationaux à l’instar du plan d’actions pour la conservation du chimpanzé en Guinée. Ces plans d’actions permettent de fédérer les acteurs autour d’une vision commune et de faciliter la mobilisation des fonds pour des actions à impacts complémentaires. La Société Africaine de Primatologie soutient aussi toutes les initiatives prises par des primatologues africains dans leurs pays respectifs pour empêcher par exemple la destruction d’une forêt abritant une espèce menacée de primate. Par la mobilisation, la sensibilisation et la négociation avec des parties prenantes, nous avons ainsi enregistré des succès au Ghana et au Cameroun pour ne citer que ces pays. Il est clair pour nous que le leadership africain s’exprime de plus en plus dans toutes les régions d’Afrique en matière de primatologie et la Société Africaine de Primatologie est rapidement devenu un partenaire de choix pour la plupart des grandes ONG internationales de conservation de la nature.

LEXPRESSIONCI.COM : Quels sont les rapports entre votre organisation et la Société internationale de primatologie et vos perspectives ?

PROF. KONE : La Société Africaine de Primatologie est affiliée à la Société Internationale de Primatologie dont le siège est aux Etats-Unis. Nous siégeons donc dans le Comité exécutif de ladite Société et plusieurs leaders africains siègent dans les différentes commissions de la Société Internationale. Personnellement, je siège dans la Commission Conservation, la Commission Education, et la Commission Elections. Justement aux dernières élections, un Africain a été élu comme Président de la Société Internationale de Primatologie. Il s’agit du malgache Jonah Ratsimbazafy qui est pour l’instant Président de la Commission Recherche et Conservation de la Société Africaine de Primatologie. Il prendra fonction comme Président de la Société Internationale de Primatologie au prochain congrès en 2021.

Entre temps, je me suis vu décerné le Prix Présidentiel de la Société Internationale de Primatologie en reconnaissance de mon engagement pour la cause de la primatologie en Afrique et dans le monde. La remise de prix aura aussi lieu au prochain congrès en 2021. Pour moi, tout cela augure de belles perspectives pour la primatologie africaine.

LEXPRESSIONCI.COM : Votre mot de fin.

PROF. KONE: Je voudrais dire merci au journal l’Expression pour l’opportunité offerte pour partager un pan de ma passion et des informations sur la Société Africaine de Primatologie. Les presses nationale et internationale nous ont accompagnés depuis le début de l’aventure et nous ne pouvons que nous réjouir de savoir que certains organes qui étaient avec nous au début continuent de nous suivre avec un intérêt soutenu. Nous sommes à la tâche malgré la taille des défis et ne ménagerons aucun effort pour stimuler des synergies ou rechercher des complémentarités avec tous les types d’acteurs à quelque niveau que ce soit dans la société qui soutiennent notre cause, appuient et impulsent nos actions sur le terrain. Les primates non humains, nos cousins sont menacés d’extinction à cause des activités humaines. Seuls les humains peuvent éviter cela et il y va de notre propre avenir. Ce message doit être relayé et expliqué à volonté pour que tout le monde le comprenne à tous les niveaux afin que chacun fasse sa part. Nous avons tous intérêt à préserver les primates non humains.

Source de l'article : https://bit.ly/2SO0OtK